Réhabilitation du patrimoine religieux. Est-ce important ?

Les presque cent mille églises de France sont tout à la fois un trésor patrimonial, qui mérite que l’on se batte pour sa survie, et le symbole de la France à l’étranger depuis que le Moyen-Âge a organisé le maillage territorial qui fit d’elle le « pays aux trente six mille clochers ».

Dans un immense élan vers le sacré, des communautés entières ont souhaité faire de l’église -véritable maison commune- le plus bel écrin possible pour le Seigneur. Aussi laïcs que soient les Français, nos paysages, tant urbains que ruraux, sont en effet structurés par les édifices religieux qui en marquent tant les perspectives que le centre, y compris à longue distance telles des bornes kilométriques de haute volée. Elles sont la matérialisation de l’existence de ces communautés souvent modestes, tel un message lancé au monde de leur union à travers le sacré. À la fois incarnation d’une vocation sacrée bâtie pour l’éternité et symbole de la communauté réunie dans sa maison, ces trésors de pierre sont de véritables monuments conçus comme une superbe œuvre d’art globale, mariant architecture, art sacré, peinture, sculpture et mobilier, sans oublier de convoquer les sens, notamment l’ouïe, si choyée par les somptueux orgues qu’ils abritent. Dans un siècle où seules comptent l’immédiateté de la vie et les économies de bouts de chandelles, notre patrimoine vit une époque de grand péril commandée par le matérialisme et la déchristianisation. Détruites ou abandonnées, nos églises, abbayes et chapelles, comme les temples antiques avant elles, en sont les premières victimes, uniquement parce que nous le voulons bien, pour paraphraser un slogan publicitaire bien connu ! Heureusement, le beau reste présent dans beaucoup de cœurs et, croyants où non, pratiquants ou non, les hommes et les femmes de notre pays ont en eux enracinés la beauté et Le sens profond de ces merveilles de pierre qu’ils souhaitent préserver comme un dialogue avec l’éternité, un retour à leurs racines. C’est de cet amour que naîtra le sursaut qui seul permettra de sauver ce patrimoine colossal et onéreux. Voilà le sens de l’engagement de Mme Béatrice De Andia au sein de l’Observatoire du patrimoine religieux qu’elle a fondé en 2006 ; chaque jour apporte la preuve de la qualité et de la pertinence de son action.

Le patrimoine religieux : un enjeu patrimonial du XXI° siècle

Le patrimoine religieux français représente un parc immobilier sans équivalent, riche de près de 100 000 édifices dont la très grande majorité est propriété d’acteurs publics - environ 40 000 églises appartiennent aux communes -, tandis qu’une bonne partie, toujours affectée à des usages cultuels, appartient à des structures privées, souvent religieuses.

Patrimoine national, disparités régionales

Ces quelques chiffres nationaux cachent de profondes disparités régionales ou territoriales. À titre d’exemple, la Seine-Maritime, avec presque deux édifices cultuels par commune (mille trois cent vingt-neuf édifices recensés pour sept cent quarante-quatre communes, soit 1,78 par commune), constitue un département riche en patrimoine religieux, tandis que les Landes n’en comptent que quatre cent quatre-vingt-dix-neuf pour trois cent trente-et-une communes (soit 1,5 par commune). Ces écarts de densité s’expliquent d’abord par la densité de la population elle-même et l’étendue des territoires concernés : une grande paroisse aura plus d’églises et de chapelles qu’une petite, dont le centre est aisément accessible.

Ils tiennent aussi à la dispersion des cultes, le nombre de lieux de culte croissant presque exponentiellement avec le nombre de confessions installées sur un territoire. Si, en Seine-Maritime, les édifices catholiques sont largement majoritaires, avec 94,9 %, ce département compte aussi près de quarante mosquées (soit près de 3 % des édifices cultuels), vingt-sept lieux de culte protestants, trois synagogues (à Rouen, Elbeuf et au Havre) et une chapelle orthodoxe à Rouen. L’Allier exprime aussi parfaitement ces disparités territoriales, avec une présence de cultes minoritaires groupés dans les principales villes du département : Vichy, Moulins, Montluçon, Yzeure ou encore Ygrande ou Noyant-d’Allier qui, à elles seules (sur trois cent vingt que comprend le département), comptent 100 % des édifices des cultes minoritaires. Bien entendu, le culte catholique domine très largement le paysage du patrimoine religieux, avec 90 à 95 % des édifices concernés selon les départements. L’histoire explique aussi massivement les disparités territoriales. Ainsi, si le Maine-et-Loire compte beaucoup d’églises du XIXe siècle, notamment reconstruites après les guerres de Vendée, ce n’est pas le cas de la Sarthe, pourtant sa voisine. Or, plus les monuments sont anciens, plus ils ont de chance d’être protégés au titre des MH (comprendre inscrits ou classés). Suivant cette logique, plus un territoire est resté préservé des guerres (et des reconstructions qui les accompagnent) et de la croissance démographique ou financière -très courante au XIXe siècle-, plus ses églises sont anciennes, et donc plus il compte d’édifices religieux MH. Ainsi, 45 % des églises de l’Allier sont classées ou inscrites, contre seulement 16,5 % en Seine-Maritime ou 21 % dans les Landes.

Un ensemble monumental fragile et onéreux

Cet ensemble nécessite non seulement, en continu, un entretien courant rigoureux et de qualité, mais également une restauration d’ampleur qui s’impose a minima une fois par siècle. Pour ce faire, les propriétaires font appel à des architectes, souvent du patrimoine, qui disposent ainsi chaque année de près d’un milliard d’euros entre les contributions directes des propriétaires et celles des acteurs publics, notamment pour les quinze mille églises monuments historiques, dont trois cent millions du ministère de la Culture (budget 2014 en baisse de 25 % depuis l’an 2000).

La restauration intégrale d’une église “type” -si tant est qu’une telle chose puisse exister, au regard de l’extraordinaire variété de notre patrimoine et des besoins spécifiques de chacun de ces édifices- coûte ainsi près de huit cent mille euros, chiffre qui peut dépasser les dizaines de millions pour certaines églises majeures et en très mauvais état, comme Saint Augustin à Paris (cinquante millions d’euros) de travaux selon les services techniques de la Ville). Ce sont donc plusieurs dizaines de milliards d’euros qui seront dépensés au cours du siècle pour le seul maintien de cet ensemble unique en Europe par sa richesse et sa diversité.

Des restaurations plus respectueuses pour des bâtiments à l’usage réinventé

Les élus et propriétaires qui devront financer de tels investissements se poseront à juste titre la question de leur pertinence, rapportée à l’usage de ces édifices dans un contexte de désintérêt croissant pour la pratique religieuse (essentiellement catholique) depuis un demi siècle. Il appartiendra à ces propriétaires, en accord avec les habitants mobilisés au sein d’associations de défense, mais aussi aux services de l’État ou des collectivités, conseillés par des architectes de talent, de proposer des restaurations à la fois respectueuses du passé et de la mémoire. En outre, ils devront répondre à de nouveaux besoins, notamment culturels et sociaux, sans oublier la nécessaire valorisation culturelle et touristique et l’accessibilité aux différents publics, notamment ceux à mobilité réduite.

La société civile dans son ensemble devra donc trouver de nouveaux usages à ces édifices (dont certains seront d’ailleurs vendus), tout en gardant à l’esprit que chaque génération n’est qu’un maillon dans la grande chaîne du temps, relais d’une mémoire qui doit être transmise aux générations futures.

Or, cette vision du patrimoine à la fois véhiculé, partagé et transmis reste trop oubliée par certains maîtres d’ouvrage qui ne perçoivent que les avantages à court terme d’une restauration. En réalité, elle doit être le ferment permettant aux hommes et aux femmes qui comprennent les besoins de long terme du patrimoine, de s’opposer de toutes leurs forces à des restaurations abusives ou irrespectueuses. En effet, beaucoup d’élus galvaudent la notion de restauration en approuvant des modifications radicales -voire “défigurantes”- de certains édifices. Ce fut le cas de cette église bourguignonne, dont la façade fut en grande partie détruite pour laisser la place à un “mur vitrine”, censé valoriser un “savoir-faire local”.

D’autres raffolent des mises en valeur qui dénaturent parfois le bâtiment concerné, sans parler des fortunes mobilisées pour “recréer” des éléments disparus depuis longtemps où n’ayant, ironie suprême, jamais existé, au grand dam d’édifices moins importants, qui, eux, demeurent abandonnés. Ainsi, si on admire la somptueuse restauration de l’église d’Écouen, dans le nord de Paris, on peut s’interroger sur la pertinence des très onéreux faux plafonds peints, en bois, dans le style Renaissance, qui tiennent plus du gadget que du patrimoine. Et, dans ce cas précis, on pourrait aussi chercher le sens des éclairages outranciers qui ne sont pas le moins du monde en phase avec le choix du décor façon XVe siècle et qui ne le mettent pas en valeur.

Un patrimoine en péril que seul un sursaut de la société civile pourra préserver

L’abandon des églises, parfois total, mais souvent plus subtil -un sous-entretien chronique, assumé ou non, revient à un abandon pur et simple après quelques décennies-, doit être le véritable ennemi des défenseurs du patrimoine d’aujourd’hui. Certes, les démolisseurs honnis
par Victor Hugo (dans sa fameuse Guerre aux démolisseurs, de 1825) existent encore, les « bandes noires » ont aujourd’hui pignon sur rue ou cotation dans une Bourse quelconque. Certains vont même jusqu’à devenir mécènes d’une fondation ou d’un projet patrimonial. La responsabilité des propriétaires, élus ou religieux d’ailleurs, est ici engagée, comme elle l’est pour l’abandon malheureux d’édifices de plus en plus nombreux, y compris classés ou inscrits monuments historiques.

Ainsi, l’église Saint-Maclou, de Bar-sur-Aube, sous ses étais silencieux, attend impatiemment -depuis 1953 tout de même- des travaux de remise en état qui n’en finissent pas de ne pas arriver. Son classement monument historique sur la première liste de Prosper Mérimée en 1840 ne semble alarmer ni les élus successifs ni l’État, pourtant garant de la survie du patrimoine classé. Sa démolition a été très ouvertement envisagée par l’équipe municipale précédente, même si les huit millions d’euros nécessaires à son sauvetage ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan des budgets culturels, comme dans le budget de la commune. En effet, celle-ci obtiendra sans mal 80 % de subventions, le reliquat pouvant facilement être financé sur quinze ou vingt ans avec les presque sept millions du budget annuel de la commune.

Loin d’être anecdotique, cet exemple témoigne d’une véritable indifférence de l’État, symptomatique de l’effondrement du ministère de la Culture qui, au-delà du simple aspect budgétaire, n’assure plus, où bien insuffisamment, les missions d’arbitrage et de police qui doivent être les siennes en matière de patrimoine. Les églises d’Abbeville, de Gesté ou de Saint-Aubin-du-Pavoil ont ainsi été détruites en 2013, tandis que Saint-Savinien, à Sens (Yonne), n’aura pas la chance d’être sauvée.

Dans ce cas précis, la DRAC a informé l’Observatoire du patrimoine religieux, le 3 mai 2013, avoir « engagé une procédure de révision de l’arrêté [qui concerne uniquement des objets mobiliers, ndlr] afin de l’étendre à la totalité de l’immeuble, certaines œuvres protégées au titre des monuments historiques comme objets étant immeubles (anciens maîtres-autels et portes notamment) ». C’était sans compter sur l’inertie des services de l’État qui, finalement, par lettre du 27 juin 2013, indiquèrent que ladite inscription « n’est pas à l’ordre du jour [mais que] toutefois un courrier sera adressé au maire de la commune propriétaire afin de faire estimer le coût d’une mise en sécurité […] préalable à une éventuelle restauration d’ensemble qui, en l’état des contraintes budgétaires qui pèsent sur l’ensemble des collectivités publiques, ne peut à ce jour être envisagée ». Par la voix de deux aimables fonctionnaires, l’État avoue son désengagement et renie son devoir le plus élémentaire de préservation du patrimoine, dicté par l’intérêt général. Décentralisation oblige, l’État se fait, par son silence assourdissant, le complice des démolisseurs du patrimoine.

Le paradigme de la société “tout État” est aujourd’hui dépassé, du moins en matière de patrimoine. Cela se traduit par un désengagement -d’aucuns parleraient de renoncement- des pouvoirs publics dans leur ensemble, tant au niveau national qu’à l’échelon régional où départemental, lequel peut être compensé par des initiatives locales ou privées. La Fondation du patrimoine en est le meilleur exemple, véritable instrument patrimonial en même temps qu’ovni institutionnel, qui fédère mécénat d’entreprise et mécénat populaire. Son action prouve la passion des Français pour le patrimoine religieux, notamment par la montée en puissance du mécénat populaire qui fédère même les plus pauvres, lequel patrimoine mobilise 72 % des efforts budgétaires de ladite fondation. Au-delà de la Fondation du patrimoine, seul cet engagement citoyen pourra, dans ses dimensions humaines et financières, assurer la préservation à long terme du patrimoine religieux. C’est d’ailleurs ce que nous observons régulièrement au sein de l’Observatoire du patrimoine religieux : tout projet de destruction ou de dénaturation du patrimoine peut être stoppé dès lors qu’une association locale dynamique occupe le terrain, relayée par nos soins à l’échelle nationale, cela étant renforcé par nos conseils comme par les expertises indispensables d’architectes du patrimoine et des services territoriaux de l’architecture et du patrimoine.

L’avenir du patrimoine religieux, comme il y a deux siècles, s’annonce des plus sombre : églises démolies par simple bon vouloir d’élus incompétents, abandons chroniques (y compris de bâtiments classés), démolition de l’église Saint-Jacques d’Abbeville en 2013, cambriolages qui se multiplient et fermetures pures et simples de ces églises, qui privent de facto le public de leur jouissance. Rappelons tout de même que les communes, conformément à la loi de 1905, ont l’obligation d’entretenir leurs églises pour les maintenir affectées à l’usage exclusif du culte !

Plus largement, la question posée aujourd’hui est celle du sens du patrimoine religieux dans la société contemporaine. Grand oublié des thématiques des Journée du patrimoine (sauf en 2003 où il était timidement considéré sous l’angle “spirituel”) comme des priorités politiques nationales, le patrimoine religieux disparaît progressivement de l’imaginaire collectif des Français. À travers sa disparition, comme le souligne très justement Philippe Boutry, se pose la question de « l’exculturation du catholicisme français », dont la mémoire vivante disparait de notre société comme de nos paysages. À plus long terme se pose ainsi la question du sens du village français qui est aujourd’hui posée.

N’ayons pas la naïveté de croire que cette situation inédite en temps de paix se résorbera d’elle-même sans faire de nouvelle victime. Il faut encourager toutes les bonnes volontés en continuant de propager la bonne parole.

Cette bonne parole devra mobiliser les citoyens et en première intention les plus jeunes d’entre eux, chroniquement détachés tant du phénomène religieux que des fondamentaux de l’histoire ou du patrimoine. Elle devra aussi être propagée vers un public plus spécialisé et vers les élus, qui doivent adopter les bons réflexes en matière d’entretien régulier, de restauration pertinente et d’ouverture vers un public le plus large possible. Ce public va bien au-delà des pratiquants, usagers naturels et prioritaires de ces édifices. De tous temps, et pour toutes les civilisations, les temples ont été le fleuron de la production humaine, construit dans une démarche sacrée et communautaire, pour l’éternité toute entière. Fers de lance de la défense du patrimoine religieux, ces acteurs devront s’inscrire dans toutes les composantes culturelles, sociales où identitaires de ce trésor.

Maxime CUMUNEL
délégué général, Observatoire du patrimoine religieux

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